08 mars 2007

Frayeur et enchantement

Personne ne vient par hasard à Sida Info Service. Depuis que je suis arrivé à l’association en 1999, d’abord comme écoutant, ensuite comme animateur-rédacteur Internet, j’entends cette antienne. Tous, bénévoles ou salariés, nous la répétons, sûrs d’avoir frappé un jour à la porte de SIS parce que pédé, parce que séropositif, parce que proche d’une personne touchée, ou pour une autre raison encore.
Ce sentiment d’appartenance à une cause, la lutte contre le sida, constitue le lien qui unit les membres de notre communauté, en dépit de nos différences et de nos parcours. Certes, être arrivé en 1990 lorsque l’association a été créée, n’a pas le même sens que pour celui ou celle qui a franchi la porte de SIS dans les années 2000. Le contexte du sida a changé. En France, grâce aux trithérapies, on meurt moins, et le cimetière du Père-Lachaise n’est plus aussi fréquenté que durant les années terribles.
Je me fais cette réflexion après être allé voir le dernier film d’André Téchiné, Les Témoins. L’histoire ? Manu, un jeune homosexuel, débarque à Paris au cours de l’été 1984. Sur un lieu de rencontres, il fait la connaissance d’un médecin, qui le présentera à Sarah et Medhi, jeunes parents d’un premier enfant. Au cours des mois qui suivront, une passion amoureuse traversera ces quatre personnages à l’heure du sida, et ceux qui ne mourront pas verront leur vie transformée.
« Etre passé à travers cette épidémie a été fondateur, dit Téchiné. J’avais envie d’en parler, parce que c’est quelque chose qui a beaucoup changé ma vie, ma façon de concevoir les relations, cela m’a fait comprendre que je n’étais qu’un simple mortel. »
Mortel, oui. En 1984, j’avais 22 ans, sans doute le même âge que Manu dans le film. J’aurais pu être lui si mon parcours avait été différent. Si mon père n’avait pas eu un cancer, s’il n’était pas mort l’année de mes 15 ans, si je ne m’étais pas « retiré » du monde à partir de cet instant. J’aurais pu être lui, homosexuel libre et sans tabous jouissant des plaisirs de la vie, et j’aurais pu être contaminé par le virus du sida. En quelque sorte, parce que je n’ai pas vécu pleinement mon homosexualité au cours de ces années 1980, j’ai été sauvé. Ensuite les messages de prévention largement diffusés et suffisamment audibles, m’ont permis de ne pas commettre trop d’écarts…
Les Témoins, « un film historique » , dit encore Téchiné, « même si sa forme est celle d’un conte, un conte pour adultes avec un mélange de moments d’enchantement et de frayeur ». L’épidémie de sida, me semble-t-il, balance elle aussi entre ces mots : frayeur et enchantement. Frayeur pour les séropositifs dont les traitements ne fonctionnent plus, enchantement lorsque de nouvelles molécules ravivent l’espoir. Frayeur quand certains prônent la pénalisation de la transmission du VIH lors de rapports sexuels, enchantement en constatant que des couples séropositifs peuvent profiter, en France en tout cas, de la procréation médicalement assistée pour réaliser leur projet parental.
A la fin du film d’André Téchiné, Manu, très affaibli par le sida, demande à se promener dans Paris. Après s’être maquillé pour estomper les stigmates de la maladie qui agressent son visage, il se rend avec son ami Adrien sur les quais, là où il pourra encore, sans doute pour la dernière fois, rencontrer des garçons. Adrien n’est pas d’accord, il s’inquiète de la faiblesse de Manu, veut le ramener à la maison. « Ca sert à quoi ! » s’exclame-t-il. Alors Manu se tourne vers lui et répond : « Même si ça ne sert à rien, il faut que j’y aille. ». Pour moi, cette phrase possède la force et la justification qui incitent à rester dans la vie, quoi qu’il arrive. Et démontre aussi pourquoi être à Sida Info Service ne relève pas du hasard.

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